Certaines de mes récentes lectures ont une résonance intéressante avec l'actualité relative aux pratiques sociales et sexuelles des Nantais...
Dans le cadre du colloque "Histoire et immigration: la question coloniale" qui s'est tenu à la Cité nationale de l'histoire de l'immigration en Septembre 2006, Philippe Rygiel s'interrogeait sur l'utilisation de représentations genrées dans le discours et l'imaginaire colonial.
L'historien soulignait que la volonté de domination s'exprimait souvent en empruntant la grammaire des rapports de genre, ainsi que l'on peut l'observer dans les situations coloniales et post coloniales, mais également dans d'autres contextes, tels que dans celui de la lutte des classes au 19ème siècle. En effet, Philippe Rygiel rappelle que l'idéologie alors dominante mettait en doute la capacité des prolétaires à être pleinement hommes, tandis que la moralité de leurs femmes et soeurs était souvent suspecte. Ainsi, le migrant (ancien colonisé) était souvent décrit en France (ainsi que dans les autres pays d'immigration) comme un être dévirilisé, ou au contraire, incapable de maitriser ses pulsions. Quant aux femmes migrantes, elles étaient dépeintes comme "prisonnières de traditions aliénantes, soumises à la dictature de l’immémorial, ou des corps et mœurs". Ces discours mettaient en évidence l'inadaptabilité de ces hommes, aussi bien que de ces femmes, à une société civilisée.
L'intervention de l'anthropologue et sociologue Catherine Quiminal lors de ce colloque me semble également apporter un éclairage intéressant aux débats actuels sur la polygamie et le port du voile/du niqab.
Elle met en évidence l'importance de la question des femmes dans le contexte colonial. Dans un premier temps, les femmes (colonisées) faisaient partie de la conquête au même titre que la terre. De nombreux colons se sont appropriés des femmes, avec parfois beaucoup de violence, et ont contracté des unions "à la mode du pays", donnant naissance à des enfants métisses. A partir de la Première guerre mondiale, les femmes françaises, épouses légitimes des colons, ont commencé à suivre leur mari dans les colonies. Cette présence féminine a alors été considérée comme salutaire, d'une part pour les colons qui retrouvaient un peu de moralité et de stabilité familiale, d'autre part pour les populations indigènes qui se voyaient ainsi proposer un modèle familial compatible avec celui de la métropole, modèle qu'ils étaient invités à imiter.
Catherine Quiminal explique que les autorités françaises ont toujours hésité entre un respect des droits coutumiers, c'est-à-dire des pratiques locales et l'imposition de règles conformes à l'Etat civil. Ainsi, en ce qui concernait les unions entre indigènes, les autorités françaises avaient fait le choix de reconnaître les règles coutumières, tout en les critiquant. Les populations indigènes, en l'occurrence les Africains, étaient quant à elles conscientes (pour ce qui est des hommes) de l'importance de conserver les formes d'alliance traditionnelles, fondement du peu de pouvoir qu'il leur restait, un pouvoir hiérarchisé et patriarcal.
Etrangement, la dépendance des femmes vis-à-vis des hommes, qui ne dérangeait pas outre mesure les colons, était vivement critiquée dans le cas des unions indigènes (cette fameuse histoire de la paille et de la poutre...). L'Eglise, notamment, prônait le consentement mutuel, l'interdiction de la répudiation et de la polygamie.
Catherine Quiminal explique que la polygamie, plus que toute autre pratique, a été utilisée dans le discours colonial. Seulement, les critiques à l'égard de cette pratique ne visaient pas tant à mettre fin à une situation d'inégalité, qu'à souligner, par le biais de l'oppression des femmes, l'infériorité et la différence irrémédiables des peuples colonisés.
Parmi les arguments qui sont alors développés contre la polygamie, on peut entendre que celle-ci nuit à la reproduction de la race et de la population (la France a alors un grand besoin de main d'oeuvre) ou qu'elle permet aux hommes de vivre pleinement leur oisiveté en ayant à leur disposition plusieurs femmes pour s'occuper des travaux domestiques et agricoles (au passage on notera l'évolution des arguments contre la polygamie, ces derniers ayant l'air aujourd'hui totalement désuets).
Voici ce qu'on pouvait lire dans le Courrier colonial le 11 juillet 1924: « La polygamie est une forme d’exploitation des femmes chez ces peuplades primitives…Même esclaves, les hommes travaillent le moins possible, le nègre cultivateur a donc constitué non des harems, ô poésie ( !) mais des troupeaux de femmes, au moyen de mariages multiples ».
Ces dernières décennies, la polygamie a continué d'être régulièrement l'objet d'une forte médiatisation, cependant elle n'a été encadrée par la loi que récemment. Légiférer sur la polygamie est apparu comme une nécessité au moment de l'arrêt de l'immigration de travail, le regroupement familial devenant alors la principale voie d'immigration en France. En 1993, la loi Pasqua a interdit le regroupement familial polygamique afin de réduire l'immigration.
Ainsi, la législation relative à la polygamie visait à réduire l'immigration et non à mettre fin à une situation inégalitaire pour les femmes.
Philippe Rygiel et Catherine Quiminal mettent tous les deux en évidence que d'une certaine façon, la question du genre, les relations hommes-femmes, ont toujours fait partie du discours colonial puis du discours sur l'immigration, que ceux-ci ont pu être le vecteur de politiques de domination et d'un certain racisme. Pour ce qui est de la polygamie en particulier, Catherine Quiminal estime que sa mise en avant est un moyen de stigmatisation des Africains d'autant plus pervers qu'il nous est difficile, à nous Européens, de la défendre, dans la mesure où il s'agit d'une relation inégalitaire d'un homme sur ses épouses. Et effectivement, on voit à quel point il est difficile aujourd'hui pour les différents acteurs concernés de se prononcer à ce sujet.
Depuis que j'ai lu ces textes, je m'interroge. Quelle est la part de l'enjeu féministe dans la polémique actuelle?
Sources: Histoire de l’immigration et question coloniale en France, Sous la direction de Nancy L. Green et Marie Poinsot, La documentation française, 2008.