mercredi 12 mai 2010

Les mots

Mur de Meknès, Maroc.

...Tout ce que vous voudrez, oui monsieur, mais ce sont les mots qui chantent, les mots qui montent et qui descendent... Je me prosterne devant eux... Je les aime je m'y colle, je les traque, je les mords, je les dilapide.. .J'aime tant les mots ..Les mots inattendus.. Ceux que gloutonnement on attend, on guette, jusqu'à ce qu'ils tombent soudain.. Termes aimés... Ils brillent comme des pierres de couleurs, ils sautent comme des poissons de platine, ils sont écume, fil, métal, rosée... Il est des mots que je poursuis... Ils sont si beaux que je veux les mettre tous dans mon poème... Je les attrape au vol quand ils bourdonnent et je les retiens, je les nettoie, je les décortique, je me prépare devant l'assiette, je les sens cristallins, vibrants, éburnéens, végétaux, huileux, comme des fruits, comme des algues, comme des agates, comme des olives... Et alors, je les retourne, je les agite, je les bois, je les avale, je les triture, je les mets sur leur trente et un, je les libère... Je les laisse comme des stalactites dans mon poème, comme des bouts de bois poli, comme du charbon, comme des épaves de naufrage, des présents de la vague... Tout est dans le mot... Une idée entière se modifie parce que le mot a changé de place ou parce qu'un autre mot s'est assis comme un petit roi dans une phrase qui ne l'attendait pas et lui a obéi... Ils on l'ombre, la transparence, le poids, les plumes, le poil, ils ont tout ce qui s'est ajouté à eux à force de rouler dans la rivière, de changer de patrie, d'être des racines.. Ils sont à la fois très ancien et très nouveaux ... Ils vivent dans le cercueil caché et dans la fleur à peine née.. Oh! qu'elle est belle ma langue, oh! qu'il est beau, ce langage que nous avons hérité des conquistadores à l'oeil torve... Ils s'avançaient à grandes enjambées dans les terribles cordillères, dans les Amériques mal léchées, cherchant des pommes de terre, des saucisses, des haricots, du tabac noir, de l'or, du maïs, des oeufs sur le plat, avec cet appétit vorace qu'on n'a plus jamais revu sur cette terre... Ils avalaient tout, ces religions, ces pyramides, ces tribus, ces idolâtries pareilles à celles qu'ils apportaient dans leurs fontes immenses... Là où ils passaient, ils laissaient la terre dévastée... Mais il tombait des bottes de ces barbares, de leur barbe, de leurs heaumes, de leurs fers, comme des cailloux, les mots lumineux qui n'ont jamais cessé ici de scintiller... la langue. Nous avons perdu... Nous avons gagné... Ils emportèrent l'or et nous laissèrent l'or... Ils emportèrent tout et nous laissèrent tout.. Ils nous laissèrent les mots.

"Les mots" extrait de J'avoue que j'ai vécu, de Pablo Neruda.
Aujourd'hui j'avais prévu de parler de ce texte de Pablo Neruda sur la langue espagnole, cadeau des conquistadores à l'Amérique Latine. Un très beau texte qui montre qu'au delà des violences, crispations et rancoeurs qui accompagnent souvent les déplacements de populations, qu'il s'agisse de conquêtes, de conflits ou de migrations, les hommes mettent en circulation des cultures, des idées, "des bruits et des odeurs" j'ai envie de dire. Sur le long terme, les amertumes disparaissent peu à peu, l'héritage culturel demeure et parfois on oublie qu'il n'a pas toujours été là ou dans quelles circonstances il nous est parvenu.
Or, Télérama publie cette semaine un entretien avec le linguiste Louis-Jean Calvet, auteur de Linguistique et colonialisme.
Louis-Jean Calvet s'intéresse à l'usage du français en Afrique et plus particulièrement au Sénégal. Il arpente les marchés et écoute le "français sénégalisé". Il y a des gens qui ont un métier sympa. Parmi ses trouvailles: bécanerie (atelier de réparation des vélos), essencerie (station service), etc.
Le français est la langue officielle du Sénégal, mais seuls 20% des Sénégalais le parlent correctement. Le français n'est quasiment jamais parlé à la maison, les familles parlant plutôt wolof, serer ou mandingue. L'enseignement est dispensé en français, mais les instituteurs ont souvent un niveau assez faible. Dans ce cas, pourquoi maintenir le français comme langue officielle et lutter contre la progression du wolof, très largement parlé au Sénégal?
Louis-Jean Calvet estime que pour les Africains, le français est un peu un butin de guerre. Arrivé avec les colons, les Africains l'ont gardé et il permet aujourd'hui aux Sénégalais de ne pas choisir parmi les différentes langues nationales. Bien que mal pratiqué, le français constitue ainsi le socle commun pour communiquer. Les Sénégalais ne sont pas encore sûrs de ce que doit devenir leur nation, en conséquence le français est un bon compromis, il ne met en avant aucune ethnie.
Pour résumer, le français est un marqueur social fort qui distingue l'élite sénégalaise du reste de la population, mais il est aussi un unificateur national.
Le linguiste explique qu'une langue est toujours soumise à son environnement naturel, le français s'est donc naturellement acclimaté à l'Afrique et le français du Sénégal est devenu une langue en soi. "Les langues sont faites pour servir les êtres humains, pas l'inverse: si le français doit rester ici, ce sera donc comme une langue africaine - une langue africaine parmi d'autres".
Les colons ont amené le français, il est resté et a été adopté par les Africains qui en ont fait une autre langue. On pourrait continuer le cycle longtemps si on considère qu'avec l'immigration, les migrants ramènent en France à la fois ce français africanisé et leur propre langue dont nous absorbons également les mots. Mais pour aujourd'hui, ça suffira.